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Le bonheur, c'est dans les tripes

—"Le Bonheur, Julie, c'est dans les tripes ! ". C'était sans doute la phrase préférée de Georges, boucher de son état, fier papa de Julie.

Il s'était fait un nom et une réputation, d'abord dans son village, et puis dans les autres villages des alentours, pour ses spécialités de produits tripiers.

Il était fier de ses tripoux, de son Haggis, de ses joues de porcs confites, de sa bolognaise de cœurs de bœuf, de ses rognons, de ses foies de veau fumés…

Une fierté personnelle de ne rien jeter de la viande qu'on lui apportait, et qu'il préparait avec soin. Son commerce était son bonheur, d'où sa phrase fétiche : "Le Bonheur, c'est dans les tripes".

À force d'entendre cette phrase, Julie en avait fait son leitmotiv. Elle jugeait tout ce qui lui arrivait avec ses propres tripes. Si elle ne sentait pas au plus profond de son estomac qu'elle était à sa place, c'est qu'elle n'était pas heureuse, et qu'il fallait qu'elle y remédie. Elle vivait les choses à travers son deuxième cerveau, ses entrailles.

À vivre avec un boucher-traiteur, elle avait appris la cuisine à un tout jeune âge, pour donner d'abord un coup de main à son papa chéri, et ensuite pour l'aider à développer de nouveaux produits. C'est elle qui avait mis dans la vitrine de la boucherie les premières brochettes de cœurs de poulet marinés au jus d'ananas et piments. Elle avait également eu l'idée des boulettes de cœurs de veau. Et c'est donc naturellement que, lorsque le choix de son avenir s'est présenté à elle, elle s'est dirigée vers la cuisine de grande restauration.

La boucherie fonctionnait bien, Georges n'eut aucun mal à lui payer les études (très chère…) dans un établissement réputé pour que Julie apprenne avec les meilleurs, et qu'elle puisse donc commencer sa vie active avec les meilleures bases.

Mais la haute gastronomie a encore des difficultés à accepter le terroir. Les produits tripiers n'étaient pas une denrée pour la haute société ! Mr le Baron et son épouse n'allaient pas s'abaisser à dévorer un cœur de porc quand ils peuvent déguster une huître pochée au champagne sur lit de salicorne au caviar ! La brochette de cœur de poulet était certes très appréciée, mais elle convenait à Robert le garagiste qui fait un barbecue, une bière à la main, et non à Mr Le Ministre de la Culture, qui préfère un carpaccio de bœuf de Kobe et ses paillettes d'or.

La vie et les envies de Julie étaient remises en cause à chaque plat qu'elle cuisinait. Certes, elle pouvait, de temps en temps, préparer un condiment à base de foie, mais jamais au grand jamais en faire la pièce centrale de l'assiette ! Les tripes comme accompagnement fantaisie inhabituel, oui, cela pouvait se faire. Quelques rondelles d'intestin frites à la graisse d'oie pour le croquant du plat c'était une bonne idée, mais des intestins farcis, même avec le plus noble des produits, cela n'était pas envisageable !

Elle dut faire contre mauvaise fortune bon cœur pour tenir le coup dans cet établissement guindé qui la regardait de haut, elle et ses tripes. Dans son dos, on la surnommait d'ailleurs Julie Tripoux. Cela ne l'aurait pas dérangée de le savoir, parce qu'elle était fière des produits de son paternel, mais comme cela était chuchoté avec tout le dédain que les gens qui se pensent être "de la haute société" sont capables, il valait mieux pour elle qu'elle ne soit pas au courant de ce sobriquet dont on l'avait affublée.

Elle sentait bien, au fond d'elle, qu'elle n'était pas à sa place dans cette école, son deuxième cerveau n'était pas d'accord avec cette vie, et il lui faisait bien sentir. Elle n'arrivait plus à manger correctement, rendait régulièrement les "mets d'exceptions" qu'on lui proposait, et perdait du poids. Mais elle devait tenir. Sortir de cette école dans les premières places de sa promotion lui assurait une place dans n'importe quel restaurant dans lequel elle voudrait travailler. Et à partir de là, elle pourrait laisser libre cours à son imagination, et à ses tripes ! Il fallait qu'elle endure encore deux ans cette mentalité étriquée avant d'être libre, et réellement heureuse, dans sa tête et dans son estomac !

Donc elle prit sur elle. Elle élabora des plats qui lui semblaient manquer de saveur, avec les fameux produits d'exceptions, tels qu'on lui demandait, n'utilisait que peu de tripes, de temps en temps, pour faire une moutarde au foie pour accompagner du bœuf de Wagyu par exemple, mais restait principalement cantonnée à la cuisine traditionnelle de la haute gastronomie. Elle était douée, même pour cuisiner ce qu'elle n'appréciait pas, mais comme elle utilisait des "rebus" pour faire des condiments ou des accompagnements, on la louait pour sa cuisine "zéro déchets".

Elle était tenace. Ses parents avaient donné tout ce qu'ils pouvaient pour qu'elle soit dans cette école, donc elle donnerait tout ce qu'elle pouvait pour y être à sa place, et surtout, pour avoir la bonne place. La première, si possible. Elle poursuivit donc assidûment ses cours, mettant de côté provisoirement son amour des tripes, le laissant en accompagnement, en assaisonnements (un sel de pied de porc sur une entrecôte ravissait ses professeurs), mais plus en plat principal. Cela, elle le ferait quand elle aurait son propre restaurant.

Elle apprit donc à maîtriser ses tripes, et à les faire goûter à ses condisciples. Et un de ceux-ci ne fut pas indifférent à ce goût sorti de l'histoire de la gastronomie, et encore moins à celle qui lui fit découvrir.

Antoine était un fils de la ville. Il ne connaissait que la cuisine raffinée des beaux quartiers, la gastronomie dite "haute" où l'on vous sert 7 entrées qui ne sont que des demi-bouchées sur un lit de décor inutile ou un quart de morceau de viande sur de la mousse "pour donner de la saveur", bref, un enfant des trois étoiles… Mais il avait un palais sûr. Il savait ce qui était bon, les goûts qui allaient bien ensemble. Sauf qu'il ne connaissait pas tous les goûts. Il savait que les algues et la viande, c'était une valeur sûre, il savait que les champignons pouvaient se marier avec les poissons, mais il ne connaissait pas les produits tripiers. Et quand il a commencé à goûter aux plats de Julie, son monde s'en est trouvé chamboulé.

Il venait de perdre ses repères. Ses valeurs dans les produits dits "nobles" ne valaient plus rien quand une cheffe pouvait lui proposer un plat tellement savoureux à base d'abats. Il avait l'impression de découvrir la vraie vie, celle qu'on lui cachait dans son appartement des beaux quartiers, la vie des vraies gens qui doivent trimer pour avoir de quoi manger. La vie des gens qui ne gâchent rien, qui exploitent tout ce qu'ils peuvent d'un animal, et qui font des miracles avec ce que "la haute" aurait jeté.

Et c'est comme ça, en goûtant les plats de Julie, qu'Antoine est tombé amoureux. Amoureux de sa cuisine dans un premier temps, amoureux de son parti pris dans un second temps, et amoureux de la personne dans un troisième temps, mais la rendre amoureuse se fit dans un millième temps.

Parce qu'il a fallu du temps à Antoine pour que Julie le remarque. Il a dû lui prouver son intérêt pour sa cuisine avant de lui prouver son intérêt pour elle. Parce qu'elle était là pour la cuisine, pas pour les gens.

Mais au bout du compte, ils s'étaient trouvés.

Ils n'avaient certes pas la même approche de la cuisine, mais ils avaient le même but final, faire plaisir aux gens avec ce qu'ils aimaient cuisiner. Antoine gardait son approche plus traditionnelle de la gastronomie, mais il ne rechignait pas à intégrer les abats tant aimés de celle qui lui avait volé son cœur. Et Julie appréciait cette ouverture d'esprit. Et la jolie tête qui l'accompagnait.

Ils ont donc terminés leurs études officiellement en couple, heureux, et en tête de leur promotion.

Un couple de cuisiniers peu ordinaires et si doués attira évidement l'attention d'investisseurs, qui se ruèrent sur l'occasion pour leur offrir leur restaurant. Ils auraient carte blanche sur la déco, les menus, les vins, tout, du moment qu'ils faisaient leur cuisine.

L'ouverture du restaurant fût cependant plus compliquée que prévu. Les menus ne plaisaient pas aux deux chefs en même temps, et après quelques semaines d'âpres discussions, de compromis, de ressenti et de rancœur, ils décidèrent de faire un restaurant bi-éphémère. Un restaurant dont la carte changerait du tout au tout une semaine sur deux. Pour s'accommoder avec les envies des deux chefs respectifs, et leur cuisine respective. Chaque chef serait seul en cuisine, avec les commis, et serait alors seul maître à bord.

Leur couple s'était détérioré à cause des menus, mais maintenant, cela allait mieux. Ils se voyaient moins. Beaucoup moins. Presque plus en fait, parce que lorsqu'ils étaient en cuisines, ils avaient peu de temps pour eux. Juste leur jour de fermeture du restaurant, mais Antoine semblait s'en accommoder, alors Julie tint bon.

Et cela fonctionna quelque temps. Jusqu'au jour où Julie passa au restaurant alors que c'était la semaine d'Antoine.

Elle voulait lui parler. Elle sentait qu'elle n'était plus heureuse, qu'il fallait faire quelque chose, que les menus manquaient de tripe, parce que, comme disait son père, le bonheur, c'est dans les tripes; et que le bonheur, elle ne le sentait plus pour le moment. Elle avait préparé son discours, et était prête à tout lui dire quand elle est rentrée dans les cuisines, par la porte arrière, et qu'elle le vit, enlaçant la nouvelle commis qu'il venait d'engager, sa langue enfoncée loin dans sa gorge à elle, les mains sur ses fesses, et elle, le tenant collé contre sa poitrine… Julie en avait vu assez… Elle avait bien compris… Mais elle devait voir Antoine quand même…

Donc elle l'a attendu. Dans la petite allée derrière le restaurant. Elle a patienté jusqu'à la fin du service, jusqu'à ce qu'il ait fini de se servir de l'autre, et elle est entrée.

Le bonheur c'est dans les tripes… Sans doute dans les siennes, quelque part… Il allait falloir le vérifier… En passant à côté du poste viande, elle prit un couteau à filet, et elle est partie à la rencontre d'Antoine.

Il n'a pas eu le temps de prononcer une parole. Qu'est-ce qu'il aurait bien pu dire de toute façon ? Qu'il était désolé ? Que cela n'arriverait plus ? Tout ce qui importait à Julie, c'était de trouver le bonheur… Donc, dans un geste sûr et précis, elle planta le couteau dans le ventre d'Antoine, et en un mouvement, le remonta pour lui faire sortir ses tripes.

Antoine tomba sur le sol de la cuisine, les entrailles à l'air, et l'air ahuri sur le visage. Et Julie se pencha sur lui, fouillant dans les tripes pour retrouver le bonheur. Qui n'était évidemment pas là. Ce n'est pas chez lui qu'elle trouverait son bonheur.

Le bonheur, c'est dans ses tripes à elle qu'elle devait le trouver. Lorsque cette idée germa dans son esprit, elle fut immédiatement emportée loin de son corps. Elle se voyait elle-même, à genoux au milieu des tripes d'Antoine qui n'en finissait pas de mourir. Elle se vit reprendre le couteau, et dans un geste fluide, sans aucune hésitation, elle s'ouvrit le ventre pour fouiller dans ses boyaux.

Son père ne lui avait jamais menti, donc son bonheur devait se trouver là, devant elle, dans ses intestins exposés. Au fur et à mesure que le sang coulait, que ses forces l'abandonnaient, elle se sentit de plus en plus en paix et sereine. Quand ses dernières forces la quittèrent, elle se coucha, la tête sur la poitrine d'Antoine, qui ne respirait plus, et ferma les yeux. Elle était bien. Heureuse. Son père avait raison. Elle venait de le retrouver. Le bonheur. Il était bien dans ses tripes.

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